accueil | numéros | œuvres de Gérald Hervé | éditions La Ligne d'ombre |

 

   

La Ligne d’ombre, numéro 2, mai 2007

 
   

Interview de Julian T. Jackson. L’homosexualité au xxe siècle : climats, problèmes

 
   

 

Julian T. Jackson : l’homosexualité au xxe siècle : climats, problèmes

 

 
   

Julian T. Jackson est l’un des meilleurs historiens britanniques de la France contemporaine. Né en 1954, il a fait ses études à Cambridge, enseigné à Swansea (Pays de Galles), et publié de nombreux ouvrages dont plusieurs ont été traduits en français. Il occupe la chaire d’histoire de la Queen Mary, Université de Londres et est membre de la British Academy et de la Royal Historical Society. Il collabore avec divers organes de presse, notamment the Guardian, pour lequel il a rédigé la nécrologie de Pierre Vidal-Naquet. Dans l’interview qu’il a très amicalement accordée à la Ligne d’ombre, les 16 et 17 mars 2007, nous avons cherché à mieux cerner ses travaux et sa pensée, en particulier la place qu’y occupe l’homosexualité. Cette dimension est en effet devenue centrale depuis qu’il s’est mis à faire l’histoire du mouvement « homophile » français Arcadie créé par André Baudry au milieu des années cinquante.

 

 Tu es un historien anglais de la France contemporaine. Peux-tu retracer en quelques mots ton itinéraire ?

J’ai commencé tout à fait comme un historien traditionnel, à Cambridge, en 1983 pour ma thèse d’histoire contemporaine. Je m’intéressais à la crise économique en France dans les années trente[1]. J’ai étudié les débats qui avaient alors lieu parmi les hommes politiques, sur le Front populaire, la question de savoir comment sortir de la crise économique dans laquelle la France était empêtrée. Je voulais comprendre pourquoi les Français n’avaient pas réussi à s’en sortir, contrairement aux autres. Il y avait notamment Paul Reynaud, un des seuls à avoir vu ce qu’il fallait faire lorsqu’il a proposé de dévaluer le franc, ce qui n’a pas été fait. Je me suis aussi intéressé à l’aspect culturel du Front populaire, au cinéma en particulier[2]. Ensuite j’ai travaillé sur De Gaulle. Je voulais montrer au public britannique que la vision un peu caricaturale de De Gaulle ne convenait pas. À mon grand étonnement, ce livre été traduit en français[3]. Puis je me suis penché sur l’Occupation[4]. Mon intention était de combattre divers mythes, dont celui-ci : que tous les Français étaient des collaborateurs de l’Allemagne nazie. Bien sûr, cette histoire est compliquée, il ne faut pas la voir en noir et blanc. Ce livre est une grande synthèse ; j’ai voulu parler de tout : culture, cinéma, littérature, qu’est-ce que c’est la collaboration, la résistance. Ce livre sur l’Occupation (mon plus grand succès) essaie de la réinterpréter à partir des travaux d’archives des autres. C’est un travail de réflexion à partir des travaux des historiens dans lequel je voulais montrer la complexité de cette période de l’histoire de France. Puis j’ai fait un livre sur la défaite Juin 40, qui n’a pas été traduit[5]. C’est un livre qui fait un essai d’interprétation de la défaite (questions de morale, diplomatiques, militaires, politiques, etc.). J’essaie de tout lier, d’expliquer les retombées dans la période de Vichy et au-delà.

Je dirais donc que j’étais un historien classique de l’histoire politique, sociale. Mais dans tous ces livres j’abordais très peu la question de l’homosexualité. Par la suite, j’ai approfondi cet aspect de l’histoire de la seconde guerre mondiale[6]. J’ai d’ailleurs retracé mon parcours dans la conférence inaugurale pour la chaire d’histoire contemporaine de la QMUL. Celle-ci était centrée sur la question de l’homosexualité en France entre 1954 et 1982[7].

Je suis parti de ce mythe selon lequel il y aurait un lien de causalité entre le fascisme, l’homosexualité et la collaboration. Il y a eu l’article de Sartre juste après la guerre dans lequel il s’est demandé pourquoi il y avait eu tant d’homosexuels parmi les collaborateurs, tels Brasillach, Montherlant, Jouhandeau etc. Il y avançait que la collaboration avait un côté désir de domination par les nazis, sensibilité masochiste et homosexuelle ; cette idée, il l’a d’ailleurs mise en scène dans les Chemins de la liberté à travers le personnage de Daniel, homo et collabo.

Mais cette idée ne venait pas de Sartre : dès les années trente, des exilés allemands avaient vu un lien entre l’obsession de virilité des nazis (les muscles, la beauté virile) et le fascisme, bien que l’on sache très bien que le nazisme était très homophobe (voir aussi les clichés dans les Damnés de Luchino Visconti ; et que l’on pense à E. Roehm, très connu comme homosexuel).

Mon idée de départ : d’accord beaucoup d’écrivains homosexuels ont collaboré mais qu’il y ait un lien causal est absurde. D’ailleurs, on peut expliquer la collaboration autrement. Par exemple, Marcel Jouhandeau était amoureux, vraiment impliqué dans la collaboration, mais son itinéraire était l’antisémitisme ; il était collaborateur parce qu’antisémite. Il était homosexuel et collaborateur mais pas collaborateur parce qu’homosexuel. Quelques-uns étaient fascinés par la puissance virile : c’est peut-être une explication dans le cas de Robert Brasillach. Mais à mon avis il y avait autant d’homosexuels résistants. Il y avait un cheminement menant de l’homosexualité à la résistance. Pensons à ceci : les homosexuels, vivant souvent seuls, sans enfants, peuvent donc faire ce saut dans le néant qu’est la résistance. On peut aussi dire que des homosexuels seraient choqués par le discours moral de Vichy. Il est donc aussi logique d’imaginer le lien homosexualité-engagement (collaboration/résistance) dans un sens comme dans l’autre.

En outre, les homosexuels avaient l’habitude, la pratique de la clandestinité, d’où le fait que souvent ils avaient plusieurs vies. Il y ale cas de Pascal Copeau, numéro deux de Libération Sud. Quant à Roger Stéphane : « Je suis devenu résistant non pas par détestation du régime de Vichy ou parce que j’étais juif mais parce que j’étais homosexuel, amoureux d’un garçon dans la Résistance. » J’ai même suggéré dans cet article un peu provocateur qu’il semble tout à fait vraisemblable que Jean Moulin ait pu être homosexuel, bisexuel au moins, mais on ne peut pas le dire. Dans le Chagrin et la pitié (Marcel Ophüls, 1971), Dennis Rate, britannique et parfait bilingue, ayant fait carrière à Paris dans les années trente, explique qu’il avait été envoyé par le SOE britannique (Special Operation Executive), parachuté comme agent secret. À la question : « Pourquoi avez-vous décidé d’aider la résistance française ? » il a répondu : «en tant qu’homosexuel, j’ai voulu me prouver à moi-même que j’étais aussi courageux qu’un autre. Mon engagement venait de mon homosexualité.»

Je voulais donc montrer qu’il y a plusieurs itinéraires possibles pouvant mener de l’homosexualité à la résistance. Il y avait aussi des filières lesbiennes. Mais le problème après la guerre c’est qu’il était impossible d’en parler. Après 1945, s’est développé tout un discours de la virilité associée à la résistance, l’idée que pour rebâtir la France la famille était le noyau de la rénovation. Cet aspect de la résistance, l’homosexualité, a été occulté et la Résistance a été noyée dans le discours de la masculinité normative.

Dans mon dernier livre aussi, consacré à Juin 40, je parle un peu de l’homosexualité. En particulier, j’y publie un dessin paru dans un journal français de l’époque où l’on voit un paysan mâchant un brin d’herbe ; en légende, un bourgeois lui fait une leçon de morale : « La défaite c’est parce que vous avez trop lu Gide, Proust, Cocteau » ! Trois écrivains homosexuels. La raison pour laquelle Gide a été tellement détesté, c’est parce qu’on voyait en lui celui qui avait bouleversé les valeurs morales de la France. C’est son « Familles, je vous hais. » Or Vichy c’est la famille et Gide en est l’antithèse. Mais c’était aussi quelqu’un de compliqué : pas collaborateur (d’ailleurs il n’aurait pas pu l’être, il en a été préservé parce que trop haï des collaborateurs, qui l’ont ainsi empêché de devenir collaborateur, il a été sauvé par le fait d’être Gide). Mais tout de même :Roger Stéphane raconte dans son journal une conversation avec Gide en 1941. Juste après la défaite, Gide avait affirmé que Pétain avait dit ce qu’il fallait dire. Il a donc flotté à cette époque. Mais pour être clair, qu’on pense à Hubert Beuve-Méry : avec lui, c’est tout à fait autre chose, il était à cent pour cent pétainiste. C’est son catholicisme, la filiation d’Esprit, la détestation du libéralisme anglo-saxon, la troisième voie. Son discours était aux antipodes de celui de Gide.

 

Ton ambition dans ce livre sur l’Occupation, qui vient après bien d’autres, n’était-elle pas aussi d’éviter de «noyer le jugement et l’analyse sous le détail» comme tu le dis du travail d’Henri Amouroux ?

Henri Amouroux présente son livre comme une chronique et on n’y trouve pas la moindre analyse[8]. Son jugement est caché, c’est un livre de réhabilitation de Vichy. H. Amouroux n’aime pas les étrangers. Le livre le plus important sur cette période est celui du Britannique Paxton. Son travail est une espèce d’apologie du comportement des Français, il noie le poisson. H. Amouroux se présente comme l’homme de la rue, l’homme du bon sens. En noyant dans le détail volontairement, il feint de dire : « Je suis un artisan, je donne les faits, c’est au lecteur de juger », mais par derrière il s’agit d’une entreprise de réhabilitation. En 2002, H. Amouroux a publié Pour en finir avec Vichy[9] ce qui veut dire : maintenant il ne faut plus culpabiliser. Cette apologie de Vichy n’a pas le moindre intérêt historique, scientifique. Il existe une autre apologie de Vichy, celle de François-Georges Dreyfus, Histoire de la Résistance. 1940-1945[10], mais au moins lui est honnête car il réhabilite Pétain, Vichy en le disant.

Mon interprétation de l’Occupation est dans la droite ligne des meilleurs travaux français (Mona Ozouf, Olivier Wieviorka, Henry Rousso, Robert O. Paxton). Dans mon livre je n’ai pas essayé de contester leurs interprétation mais de tout lier, de faire une grande synthèse.

Mais l’homosexualité y a aussi sa place. Il y a des centaines de livres sur l’Occupation, on commence à parler de la sexualité, mais on ne trouve pratiquement rien sur cette question. Dans son article pionnier[11], Michael Sibalis a essayé de mettre au clair les origines la loi de Darlan. Les historiens commencent à parler des problèmes de la sexualité (Marc Boninchi, Cyril Olivier) ; tous les deux consacrent des chapitres à l’homosexualité. On commence à travailler là-dessus. Il faut dire que la France a connu un retard phénoménal dans ce domaine. C’est une exception française ! Il y a une nouvelle génération d’historiens. Je n’ai pas essayé de mettre cette question au centre de mon travail mais de la resituer dans cette histoire, dans le courant des choses, parce qu’avant on n’en parlait pas.

 

Jean Le Bitoux, dans les Oubliés de la mémoire[12], s’est demandé : «Comment chiffrer les dégâts humains des milliers d’homosexuels victimes de la loi homophobe de Pétain et Darlan entre 1942 et 1982 ?» Tu as avancé le chiffre de deux cents pour la période de la guerre. Qu’est-ce que la question de Le Bitoux, qui porte sur une longue période, suscite en toi ?

Je me méfie un peu. Son père était officier de marine, d’où son obsession pour la question de Darlan. Michael Sibalis dirait qu’il a tort de tout mettre sur le compte de Darlan, numéro deux de Vichy en 1942, mais ce n’était pas son initiative à lui.

Le problème est : quel est le nombre des victimes ? Il y a eu des victimes, oui. Ce mot est tout à fait approprié, mais en vérité on ne sait pas combien. Il y a des recherches très compliquées à faire : combien de personnes ont été poursuivies à cause de cette loi ? Le délit de l’homosexualité n’apparaît pour la première fois dans les chiffres et les statistiques du ministère de la Justice qu’à partir de 1945. Daniel Guérin dans son livre Shakespeare et Gide en correctionnelle ?[13] a travaillé sur ces données mais on ne sait pas combien ont été poursuivis précisément à cause de cette loi. Il est possible qu’il y ait eu notamment des poursuites pour outrage à la pudeur. À mon avis cette loi était moins importante dans le vécu des homosexuels dans les années cinquante, car je pense que ce qui est important c’est le vécu. Le plus important, c’est le climat, la culture, le silence entourant l’homosexualité. Par exemple à Paris, dans cette période, il est impossible pour les homosexuels de danser ensemble. Tout le discours, développé à la Libération, de la virilité, l’obsession de la famille. Homophobie ? peut-être le terme ne convient-il pas mais il y avait un climat très difficile. Arcadie, journal on peut plus respectable, a failli sombrer à cause d’un procès en 1955 parce que le climat était très hostile à l’homosexualité, climat qui s’est même dégradé avec De Gaulle dans les années soixante. Il n’y avait pas de chasse aux sorcières mais un climat qui poussait les gens à la solitude, à la clandestinité. On remarque aussi une obsession à l’égard de la psychanalyse, de la délinquance juvénile. Une nouvelle jeunesse est apparue, juste après la guerre, ce qu’on appelle la génération J3 : ce sont des jeunes qui avaient vécu sans pères, ceux-ci avaient été dans des camps de prisionniers pendant la guerre. Ainsi ils avaient vécu leur jeunese dans un climat où briser la loi était patriotique, ce sont des gens sans formation civique. Le début du baby boom se produit dès 1942, une nouvelle génération allait refaire la France. Il fallait la surveiller, la protéger contre l’immoralité. Ainsi tout s’est mélangé : l’obsession de la Résistance, la famille, tout cela avait créé un climat très très hostile à l’homosexualité.

        Pour en revenir à ta question, quand Jean Le Bitoux parle de milliers de victimes, il faut répondre qu’on ne sait pas. Personne ne sait. Des gens travaillent là-dessus. Comme historien, je ne vais pas brandir les chiffres sans être sûr. Mais il a raison de dire que la période des années cinquante et soixante étaient très difficiles pour les jeunes homosexuels. Quant à moi, je suis toujours très sceptique quand on parle d’un âge d’or de l’homosexualité, période d’épanouissement où tout aurait été facile. Il faut éviter de décrire cette réalité en noir et blanc, en termes de lumière et de nuit. Ainsi pour ce que l’on dit des années vingt : nous sommes trop influencés par une très petite frange de la population parisienne, c’était le vécu de très peu de gens, à Paris, et Paris ce n’est pas la France ; on peut penser à Daniel Guérin mais il avait tendance à romantiser cette période, comme souvent les gens ont tendance à faire lorsqu’ils pensent à leur jeunesse. Il aimait cette idée selon laquelle les identités sexuelles n’étaient pas trop figées. Et pour lui les jeunes prolétaires représentaient ce que les jeunes Arabes représentaient pour Jean Genet. Si on lit par exemple le passage des Mémoires de Julien Green où il raconte son retour en France après la Grande Guerre[14] : il fait son espèce de coming out. C’est le Paris des années vingt, il raconte sa culpabilité, se demande quoi faire, où aller ? quels sont les lieux de rencontre ? Sur un plan, Julien Green voit le nom d’une rue, la rue des Mauvais Garçons (en fait, c’est cinquante ans trop tôt, parce que c’est en plein Marais mais à l’époque il n’y avait rien !). C’est un monde à cent lieues de ce monde très spécial de Magic City (c'était le grand bal du Mardi-Gras dans l’entre-deux-guerres, qui fut supprimé en 1934) et des bals travestis.

Mais aussi il y a toujours eu des gens qui ont réussi à vivre leur homosexualité. Même après la seconde guerre mondiale, on trouve des gens qui vivaient de façon tout à fait épanouie. Il y avait une vie homosexuelle pour ceux qui s’assumaient, qui n’avaient pas peur, dans les milieux artistiques c’était possible. C’est donc un grand problème pour moi d’affirmer catégoriquement : il y a eu des périodes où ça marchait bien et d’autres non. Aujourd’hui, la situation est tout à fait différente, quelque chose a changé. Mais je ne vois pas de grande différence entre les années vingt et les années cinquante. Chauncey dans son livre[15] veut combattre ce qu’il appelle le mythe de l’invisibilité de l’homosexualité à la fin du xixe et au début du xxe à New York. Il montre que l’homosexualité est alors plus impliquée dans la vie de la ville, puis que dans les années trente il y a un retour de bâton. Mais maintenant on travaille sur les années cinquante et on découvre le contraire de ce qu’on pensait. Si on cherche, on trouve autre chose.

Quand Jean Le Bitoux parle de milliers de victimes, c’est d’abord un discours de militant dont je ne suis pas très convaincu personnellement. On ne connaît pas les chiffres[16]. Un tel travail demeure très difficile à faire pour la France parce qu’il y a un réel problème d’accès aux archives (archives de la Marine, celles de la Brigade mondaine après la guerre, apparemment disparues ou détruites). Oui, il est possible qu’il y ait eu une chasse aux sorcières à Paris dans les années cinquante. On peut penser à l’affaire Gérald Hervé[17], qui s’est passée dans la marine nationale, et à ce qu’a écrit Daniel Guérin dans le livre que j’ai cité tout à l’heure. Mais savoir exactement ce qui s’est passé est difficile. Au contraire, en Amérique, il y a beaucoup de travaux sur cette période. On sait maintenant que la répression de l’homosexualité a été pire que la persécution contre les communistes pendant la période du maccarthysme. Un plus grand nombre d’homosexuels ont été licenciés pour leur orientation sexuelle. Mattachine Society[18] a essayé de réagir contre cela. Cela m’étonnarait que la même chose se soit alors passée en France mais ç’a été une période très dure, cela est indéniable. Le cas d’Arcadie montre qu’ayant été très très très prudent, la revue a réussi à poursuivre son chemin. Mais d’autres, non. Juventus est à cet égard une exception, mais elle a connu peu de numéros[19].

 

Sur le sujet de la répression de l’homosexualité, peut-on dire que le gaullisme a été la continuation du pétainisme par le même moyen (de la loi de Pétain du 6 août 1942 à l’article 331, alinéa 3, du Code pénal) ?

De Gaulle se fichait éperdument de l’homosexualité. Comme je l’ai dit tout à l’heure, cela faisait partie de l’ambiance, du climat à la Libération. Cette loi, c’est le problème du MRP. De Gaulle était le chef du gouvernement provisoire , le ministre chargé de cette affaire était Pierre-Henri Teitgen. Ça n’entrait pas dans la vision de De Gaulle. Peut-être n’a-t-il pas eu conscience de ce qui se passait, il s’agissait seulement de signer l’ordonnance. Un tel problème n’était pas très important à l’époque, il n’était pas mis en valeur. Toutefois sur cette question, il est clair qu’il y avait une continuité de Vichy aux régimes suivants. Sur la question de la famille, la question de l’avortement : tout ça c’était le MRP. En revanche, ce qui est intéressant, c’est qu’après le retour de De Gaulle en 1958, il y a eu un raidissement, qui ne venait pas personnellement de De Gaulle lui-même (bien qu’on dise toujours que sa femme était prude). Ainsi le cas du député Mirguet. La question de la délinquance (les « blousons noirs ») est revenue au devant de la scène, il y avait aussi la question de l’Algérie. Les mentalités, la loi Mirguet,tout cela est à replacer dans ce contexte. Il ne faut pas non plus oublier que de la part de De Gaulle il y avait la volonté de reprendre en mains l’État. Papon est devenu préfet de police de Paris pour mener une politique ferme de répression du proxénétisme, de la prostitution. Il y a donc un climat assez répressif des débuts du gaullisme après 1958, oui, mais pas parce que De Gaulle était préoccupé par la question de l’homosexualité.

 

B- Arcadie.

Venons-en à Arcadie, club et revue. Spécialiste de la « grande » histoire, comment en es-tu devenu l’historien ?  

Je n’avais jamais pensé faire un livre sur ce sujet. C’est donc tout à fait par hasard. Quand j’ai préparé ma thèse à Paris, en 1978-9, à 23 ans à peu près, en tant qu’homosexuel je voulais sortir. Mais le quartier de la rue Sainte-Anne, où j’habitais, était trop cher, les boîtes ouvraient trop tard, à trois heures du matin ! Dans un guide je suis tombé sur une espèce de boîte, moins chère, Arcadie. J’y suis donc allé parce que c’était moins cher[20]. Un jour, vingt ans après, en fouillant dans mes papiers j’ai retrouvé quelques numéros d’Arcadie (être membre du club c’était forcément recevoir la revue). Personne n’y ayant jamais pensé, je me suis dit qu’il serait intéressant de faire quelque chose sur Arcadie. Il fallait contacter André Baudry, mais était-il vivant ? Michael Sibalis m’a alors parlé de quelqu’un qui avait commencé un livre sur ce sujet mais l’avait ensuite abandonné. Généralement, André Baudry refusait de répondre. J’ai pu le contacter par Michel Duchein (pseudonyme de Marc Daniel, le dauphin d’A. Baudry) et cela pour plusieurs raisons. J’étais Anglais, donc pas impliqué dans les querelles françaises ; les arcadiens étaient des écorchés vifs, traumatisés par les attaques après Mai 68) ; je n’étais pas de la génération des militants de 68, j’étais un historien professionnel, universitaire, et j’avais été arcadien : quatre raisons qui ont persuadé André Baudry de m’accueillir. Par la suite il m’a donné beaucoup de documents, dont les « lettres personnelles » d’Arcadie, qui n’étaient pas publiées mais seulement dactylographiées. J’ai pu avoir accès à beaucoup de choses inconnues. Au départ j’avais une vague idée de petit article dans l’intention de restituer l’histoire ; puis en approfondissant, j’ai vu qu’il y avait lune légende noire d’Arcadie. Sur un plan général, de nombreux historiens anglo-saxons permettent de réévaluer l’histoire de ces mouvements réformistes des annéees cinquante (Mattachine aux USA, détesté aussi par la génération post-Stonewall). Aujourd’hui on se rend bien compte que ce n’étaient pas des « fascistes ». Quand j’ai commencé mon travail sur Arcadie, il n’y avait presque rien alors c’était le mouvement le plus important. Des dizaines de milliers de personnes étaient passées par Arcadie et pas un travail là-desus ! C’était très étonnant. Au début, je voulais restituer une histoire oubliée d’abord, mais la légende véhiculée sur Arcadie faussait toute la vue. Cependant on peut critiquer Arcadie, bien sûr. Son attitude dans les années soixante-dix était trop prudente, timorée. Ils auraient pu faire plus, mais à propos des années cinquante, personne n’a mis en valeur la difficulté de la tâche à accomplir.

Il y avait donc une histoire fascinante à raconter et le devoir de restituer la vérité historique. Même Frédéric Martel, qui a essayé d’être un peu moins négatif, tombe dans les clichés[21]. Par exemple, Arcadie aurait prêché la clandestinité voulu que les gens se cachent. C’est vrai pour certains, des fonctionnaires de justice etc. ; mais n’oublions pas que même dans les années soixante-dix Jean le Bitoux utilisait un pseudonyme. D’un autre côté, A. Baudry allait au club du Faubourg (société de débats publics), il y avait été invité dès 1953, 54 pour défendre l’homosexualité : ce n’est pas de la clandestinité, cela. Arcadie a aussi organisé un colloque « Homosexualité à visage découvert ».Une telle idée est donc absurde, mais je ne veux pas non plus tomber dans l’excès inverse : il s’agit avant tout de resituer les faits dans le climat de l’époque. On disait Arcadie un mouvement catholique, ce qui est complètement faux. Oui, A. Baudry avait une formation religieuse mais il y avait aussi un courant très anticlérical à Arcadie. M. Duchein était viscéralement anticlérical. En fait, A. Baudry voulait éviter ce qu’il appelait la politique, bien qu’à la fin il ait plutôt été de droite. Il y avait des socialistes, des communistes, des libertaires… Quiconque défendait l’homosexualité y était le bienvenu. On a prétendu aussi que la vision d’Arcadie était gidienne, celle de la Grèce antique (le mot Arcadie venait de Roger Peyrefitte). Mais au total, comme je le montre au début du livre, il y a très peu de référérences au monde classique. André Gide est souvent cité mais il représente le passé alors  qu’Arcadie veut être moderne. Dans le premier numéro, un article d’André du Dognon soulève le problème en se référant aux deux homosexuels les plus connus : il se dit à la fois contre Proust qui ne disait pas Je et contre Gide qui se cachait derrière deux millénaires d’histoire, c'est-à-dire contre l’idéalisation de l’Antiquité.

Une histoire de l’homosexualité à cette époque (répression policière, etc.) reste à faire. Dans mon livre, je cherche à analyser le discours que les homosexuels tenaient sur eux-mêmes, de la seconde guerre mondiale jusqu’à la disparition d’Arcadie (en 1982), la vision d’Arcadie, les débats entre Arcadie et les mouvements radicaux (FHAR, GLH). C’est un livre sur le discours et la politique homosexuelles avec pour fil conducteur cette question : qui étaient ces gens ? Qui par exemple étaient ceux qui ont refusé de s’y joindre(Jouhandeau, Yourcenar, Montherlant, Green…) ? A. Baudry a écrit à tout le monde. Il est devenu très amer vers la fin ; au début il avait tout fait, seul, sans l’appui de quiconque (A. Gide aurait dit oui mais il était mort), seul Peyrefitte avait accepté mais était devenu encombrant par la suite, quant à Cocteau il avait donné son nom. 

 

Et Jean Genet ?

André Baudry ne lui aurait pas écrit : la vision « genétienne » de l’homosexualité (schématiquement, criminalité et homosexualité) était très éloignée d’Arcadie. Mais il ne faut pas oublier qu’André Baudry a acheté et monté en 1956 le Chant d’amour de Genet, qui n’avait pas de visa de censure. Arcadie cherchait à donner une culture homosexuelle aux homosexuels, qui sont nés seuls au monde. Il n’y a pas de tradition homosexuelle, il faut la trouver. Celle-ci n’est pas véhiculée par les familles, les écoles, les institutions. Il y a dans Arcadie la volonté de relier les homosexuels à leur histoire, à leur culture, leur littérature. Il n’est pas fortuit que le premier numéro d’Arcadie contienne une bibliographie. Cela signifie : « Vous êtes homosexuels, ce sont des livres qui parlent de vous ». Genet figure dans les listes. A. Baudry, très autoritaire, voulait une grande « église » de l’homosexualité. Si on ne l’attaquait pas, il était d’accord pour accueillir tout le monde dans cette famille spirituelle.

À ce sujet, André Baudry nous a écrit il y a quelques années : «Malgré les apparences le sujet reste difficile à présenter, à expliquer, à légitimer. On refuse encore la vérité.» Pessimisme d’homme âgé, de militant déçu ?

A. Baudry est quelqu’un de très amer, mais il n’est pas au courant de ce qui se passe. Il vit seul, coupé du monde. Il ne s’est pas rendu à Paris depuis une dizaine d’années. Marqué par sa génération, il croit au retour du bâton. Actuellement c’est merveilleux, pense-t-il, mais ça pourrait changer d’un jour à l’autre. 

 

A-t-il tort ?

Pour ma part, je pense que le monde a énormément changé. Parfois A. Baudry se montre à la fois très enthousiaste et totalement pessimiste. Lui-même dirait qu’il est réaliste. En tout cas, le monde moderne lui a fait justice avec le pacs, qui est tout à fait dans l’esprit d’Arcadie. Dans mon article pour la Revue d’histoire moderne et contemporaine, je montre qu’on peut voir le GLH comme entre parenthèse : le pacs, c’est l’idéal arcadien. Homosexualité acceptée comme institution : voilà l’intégration, le grand mot d’Arcadie. Le pacs, c’est l’intégration de l’homosexuel. Pour J. Genet, ou D. Guérin, ce serait une récupération bourgeoise. Pour A. Baudry, au contraire, le pacs est quelque chose de formidable. L’idée que « le trou du cul est révolutionnaire » doit maintenant être considérée comme une parenthèse aberrante. Mais aussi peut-être une parenthèse nécessaire pour en arriver où nous en sommes : FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) et GLH (Groupe de libération homosexuelle) ont réussi à faire parler de l’homosexualité, contrairement à Arcadie. La tragédie d’A. Baudry avait été de ne pas pouvoir se faire entendre alors qu’il essayait désespérément d’en faire parler. Personne ne voulait l’écouter. C’est le FHAR qui a donné sa voix à l’homosexualité. Telles furent la possibilité et la tragédie d’Arcadie : pour la première fois, dans les années soixante-dix, on ne voulait pas entendre son discours. Pour simplifier, on peut dire qu’avant personne ne voulait parler d’homosexualité et qu’après personne ne voulait plus écouter Arcadie. Arcadie a donc toujours en porte-à-faux.

Dans mon livre Politics, sex and morality in France je vais montrer Arcadie dans une perspective morale ; la politique, c’est le GLH ; le sexe : l’explosion commerciale des années soixante-dix. Il est amusant de noter que les fharistes et les GLH détestaient autant qu’Arcadie la récupération commerciale homosexuelle, le ghetto homosexuel. Pour des raisons différentes, ils en sont arrivés au même jugement. Il y a même un texte où Guy Hocquenghem parle comme Baudry (contre le commerce du sexe). On a l’impression d’écouter Baudry ! Tous deux avaient une vision politique et morale.

Comme je l’ai dit, ce livre est un livre sur les discours et le vécu des arcadiens. Le discours de Baudry était si moralisateur que je me demande parfois s’il ne faisait pas peur. Il y avait le mot du mois (chaque premier vendredi). À cette occasion, A. Baudry dénonçait la frivolité des homosexuels, la drague : « Vous ne pensez qu’au sexe, vous allez dans les jardins et puis vous venez me rejoindre… ». L’auditoire se sentait culpabilisé. A. Baudry dénonçait la drague, les vespasiennes, les saunas. Mais ce que je veux montrer, c’est qu’il y a là un discours spécifique. Les arcadiens n’étaient pas sots, ils savaient qu’il y avait à prendre et à laisser. Par exemple, A. Baudry dénonçait un lieu de drague, il donnait le nom, disant : « Il ne faut pas aller à la tasse X, aller dans le jardin… à 21 heures, telle vespasienne est surveillée par la police… » Il se disait sans doute : si ces gens vont pécher, au moins qu’ils aillent pécher en sécurité. Personne n’était dupe. Sur le plan personnel Baudry était totalement tolérant. Lui-même était pudique, il vivait avec un ami. L’idéal d’Arcadie était le couple, comme pour tous les mouvements des années cinquante. On cherchait l’ami idéal, fidèle, mais personne n’était dupe. On se posait des questions sur la vie en couple, si elle devait être calquée sur les modèles hétéros ou s’il existait d’autres modèles de fidélité. Mais là-dessus non plus Baudry n’était pas dupe de cette promotion de l’ami idéal chez les arcadiens. On disait qu’il fallait inventer d’autres façons de vivre. Arcadie a donc développé une philosophie de l’homosexualité. Comment vivre ? Être homosexuel, c’est être comme tout le monde, disait A. Baudry, comme être gaucher. Il avait la détestation des travestis, folles. Il disait qu’il ne fallait pas se distinguer des autres. Les folles jouent le jeu de l’autre, elles sont voulues par les hétéros. On peut donc voir tout cela d’un double point de vue. Arcadie : nous voulons être comme tout le monde. Mais en même temps il y a la recherche d’une éthique homosexuelle. Or on ne cherche pas une éthique pour les roux. Donc il y a une contradiction intéressante : à la fois une éthique pour l’homosexualité et la volonté d’être comme tout le monde. Cette histoire est donc complexe et le plus difficile consiste à restituer le vécu des arcadiens.

 

Qui était André Baudry, le fondateur et l’âme même d’Arcadie ? Peux-tu donner quelques aperçus de sa personnalité ?

Je pense à son éloquence, à sa langue. Marc Daniel parlait de son éloquence à la Jaurès et à la Bossuet. Un arcadien ayant prêché à Notre-Dame m’a dit : « Jamais je n’aurais osé prêcher comme cela ! » A. Baudry adorait parler. Certains arcadiens étaient terrorisés par ses interventions. Quelqu’un m’a dit qu’on pouvait l’imaginer en toge en train de haranguer la foule romaine ! Un autre témoin, sérieux, pas du tout fantaisiste, avait assisté à un discours à Metz : « Je n’ai jamais autant rigolé de ma vie ! (A. Baudry mélangeait les genres, jouait sur tous les registres). Mais j’ai passé toute la nuit à marcher dans les rues, incapable de dormir. S’il m’avait demandé de tout arrêter, de renoncer à ma vie, à ma ma famille, je l’aurais fait sans hésitation ! »: A. Baudry était un personnage. On l’écoutait, on était terrorisé puis on allait après au sauna.

Autre idée que je veux combattre : Arcadie comme l’intériorisation de la culpabilité de l’homosexualité. A. Baudry tenait un discours humaniste. Si l’on veut épingler le discours arcadien des années cinquante, c’est cela : un discours humaniste, pas catholique. Cet homme était quelqu’un qui avait eu le pouvoir de réunir Gérald Hervé, Daniel Guérin, Pierre Nédra [André Gaillard] sous la tente humaniste. Il détestait les préjugés et croyait à la vérité. Mais Arcadie était sans stratégie politique. Il croyait à la puissance de la « vérité ». Ce qui n’est pas une stratégie politique mais presque une utopie. Dans son idée, il s’agissait de créer une somme de connaissances sur l’homosexualité qui permettrait de supprimer la bêtise. Sa seule stratégie politique était le lobbying. A. Baudry croyait beaucoup aux notables (ministres, évêques, magistrats…) pour changer le monde. Cette stratégie n’a pas marché. Et puis il y a eu le problème de la peur : après le procès de 1955, qui a failli tourner très mal pour Arcadie, Baudry a eu très très peur, il n’a pas voulu trop s’afficher politiquement. Manifester dans les rues, c’était trop dangereux. Mattachine Society par exemple était bien moins craintive. Il est vrai que les Américains avaient une stratégie politique liée aux minorités raciales etc., ce qui n’existait pas en France. Comme je l’ai dit, Arcadie n’a pas réussi à parler l’homosexualité. C’est le FHAR qui a réussi à le faire. Mais le monde avait commencé à évoluer, Arcadie aussi. Pour Baudry, la loi n’était pas très importante, elle ne constituait pas une question centrale comme la culture, la société. En cela il avait raison. Il voyait plutôt la loi comme symbolique des préjugés. Après 68, on a pu parler de la loi. L’amendement Mirguet a eu surtout une importance culturelle. Il faut rappeler qu’en France l’homosexualité n’était pas illégale. Donc la stratégie politique était moins évidente. La loi était assez libérale mais la culture, elle, était intolérante. Il était plus difficile de trouver une stratégie appropriée. Alors qu’en Angleterre, notamment, c’était différent : l’homosexualité y était illégale, on pouvait cibler. Pour la France, il était moins évident de changer la culture. Donc, tous les jours, il fallait démonter les préjugés (les films, etc.). A. Baudry disait : « mois après mois, on va changer les esprits ». Pourtant ils n’ont pas réussi à changer.

Dans les années soixante-dix, il s’est passé quelque chose d’important : le moment giscardien. Il a été privilégié par Arcadie car ce mouvement pouvait paraître comme l’interlocuteur idéal pour Valéry Giscard d’Estaing, qui voulait être libéral. C’est un moment où Arcadie aurait pu réussir. Le créneau giscardien a été raté pour diverses raisons. En partie d’abord parce que Giscard s’est raidi (en 1978, il y a eu un virage : beaucoup de magazines homosexuels, de revues pornographiques ont été interdits). Alors qu’Arcadie avait été permis à l’affichage en 1975 (la revue était interdite d’affichage depuis son premier numéro, en 1954), à partir de 1978, il y a eu un retour de bâton, d’ailleurs pas seulement en France (aux USA, un peu partout), contre la permissivité. Les mouvements homosexuels ont alors modifié leur stratégie. C’est là qu’Arcadie a manqué une autre opportunité. Après la disparition des mouvements extrémistes (le GLH en 1977), est apparu le CUARH (Comité d'urgence d'anti-répression homosexuelle). Sa stratégie consistait à prendre la loi comme objectif. Or le CUARH était un regroupement pas un mouvement. Mais A. Baudry, après des années d’insultes de l’extrême gauche, a refusé de s’y associer. Il n’a pas compris qu’il aurait dû le faire. C’était le début de la fin. A. Baudry a décidé de s’arrêter alors qu’il était âgé de soixante ans. Arcadie lui appartenait. Le club était une association privée, pas loi de 1901, ce qu’il avait décidé afin de se protéger. Il était épuisé, en avait assez : vingt-huit annnées d’activisme.

Qui étaient les arcadiens ? Mais aussi comment y arrivaient-ils, au club ou à lire la revue, interdite de publicité comme on l’a vu ? Gérald Hervé, par exemple, n’y a pas joué un rôle important. Il a publié quelques textes dans la revue. Il allait au club. Mais il y a un point intéressant : l’achat de la revue à Saïgon, en 1955, à la librairie Catinat, là où aussi il a rencontre un garçon, devant le livre de Walter Baxter. Comme pour Gérald Hervé, je voudrais montrer le cheminement d’Arcadie dans le monde, de quelle façon les gens découvraient l’existence de cette revue, comment cela se passait. Arcadie était plus ou moins clandestin. On la trouvait dans quelques librairies. À la fin des années soixante, on commençait à la connaître. Or pour être connu il faut être lu. Comme au début de la Résistance, ce sont des gens qui se cherchent. Ils en entendent parler, c’est du bouche à oreille. Tout se passe, par exemple, comme avec cet homme qui entend A. Baudry parler contre les tasses, mais c’est précisément en les fréquentant qu’il rencontre quelqu’un qui lui parle de la revue ! Ou cet étudiant de Lyon, monté à Paris en 1958. À la Cité universitaire il voit une affiche annonçant un débat public sur l’homosexualité avec Gabriel Marcel, Daniel Guérin et le Dr Eck. Il n’entend parler d’Arcadie qu’après avoir écrit à Daniel Guérin, lequel l’oriente vers A. Baudry. Il n’en demeure pas moins un peu étrange qu’A. Baudry n’ait pas participé à ce débat. C’est G. Marcel, qui détestait Baudry, qui ne voulait pas qu’il y soit invité. Dans une lettre d’A. Baudry à D. Guérin, à propos du débat, on apprend qu’il a été conseillé de ne pas trop parler d’Arcadie à cette occasion. Cela illustre la prudence observée à cette occasion. Encore un cas : un Lyonnais découvre Arcadie seulement après 1968, après avoir vécu une vie difficile, son homosexualité clandestine, la culpabilité. A. Baudry lui communique l’adresse du délégué régional de Lyon ; il va le voir et découvre qu’il le connaissait déjà, lequel alors lui dévoile derrière un rideau toute sa librairie, toute une étagère de revues homosexuelles !

 

Pour en venir à Gérald Hervé, tu as lu son témoignage Des Pavois et des fers (Paris: Julliard, 1971) : cela fait-il encore sens de le lire aujourd’hui ?

C’est le témoignage d’une période pas si éloignée de nous. Je me demande si cette expérience ne pourrait pas arriver aujourd’hui exactement de la même façon. Par exemple dans l’armée américaine si l’on pense à ce que récemment le chef de l’armée a dit contre l’homosexualité. Je trouve que cette histoire, l’exclusion de Gérald Hervé, qui est de l’histoire, n’est pas si loin de nous. Des Pavois et des fers, comme témoignage historique, est très beau. Nous en avions parlé ensemble, mais avant de le lire, je n’imaginais pas à quel point sa vie avait été brisée. Peut-être que, ironie du sort, comme écrivain il a eu une vie plus épanouie après cela, on ne peut le dire. Je connaissais l’histoire, son expulsion, mais la brutalité avec laquelle ça a été fait, le mépris, tout cela est bien décrit, on sent la brutalité de la chose. On peut dire que cette personne a perdu son emploi, mais en fait c’est beaucoup plus que cela, c’est une vie brisée, même si peut-être à la longue, cela l’a sauvé d’une carrière. L’amertume, l’ironie sont féroces, par exemple lorsqu’il raconte une soirée dans le milieu de la marine, avec cette femme d’officier. C’est un très beau livre, très bien écrit et cela m’étonnerait que cela soit différent. Oui, cela vaut la peine de le lire encore aujourd’hui, il fait toujours sens. 

 

« On n’écrit de l’histoire que par incapacité à écrire des romans… », as-tu écrit. J’ai aussitôt pensé au grand roman de Gérald Hervé, les Hérésies imaginaires[22] très fortement inspiré par l’Histoire (Byzance, la seconde guerre mondiale). Peux-tu préciser ce qui semble être rapport de déception ?

Je crois que c’est vrai. De plus en plus, actuellement. La frontière entre l’histoire et la fiction devient floue. Des historiens de notre époque, comme [SCHAMA] (Britannique qui travaille aux USA), s’intéressent aux frontières entre les deux. Aucun historien ne croit à l’objectivité totale car en écrivant l’histoire on construit on choisit, on met des mots les uns après les autres. C’est donc une espèce de création. De là, je crois qu’il y a beaucoup d’historiens qui diraient que l’histoire est une fiction. Une fiction qui doit obéir à quelques règles, certes, mais on ne peut pas tout inventer. Il y a des règle. Ainsi on pourrait donner une vision très différente des années cinquante, selon la perspective.

 

 

NOTES
 


[1] The Politics of Depression France 1932-1936, Cambridge : Cambridge University Press, 1985.

[2] The Popular Front in France : Defending Democracy 1934-1938, Cambridge : Cambridge University Press, 1988.

[3] De Gaulle, Paris : Alvik Editions, 2004 (éd. anglaise, Haus Pub., 2001).

[4] La France sous l’Occupation. 1940-1944, Paris : Flammarion, 2004, 850 p. (titre original : France, The Dark Years, 1940-1944, Oxford University Press, 2003).

[5] The Fall of France: The Nazi Invasion of 1940, Oxford University Press, 2004.

[6] Texte à paraître dans Contemporary French Civilization, juin 2007.

[7] « Sex, Politics and Morality in France, 1954-1982 » in History Workshop Journal, 61, automne 2006, p. 77-102.

[8] La Grande Histoire des Français sous l'occupation Paris : Robert Laffont, 1999.

[9] Pour en finir avec Vichy, Paris : Robert Laffont, 2002.

[10] Paris : de Fallois, 1996.

[11] Michael D. Sibalis, « Homophobia, Vichy France and the "Crime of Homosexuality" : The Origins of the Decree of 6th August 1942 » in GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, Duke University Press, mars 2002.

[12] Jean Le Bitoux, les Oubliés de la mémoire, Paris : Hachette, 2002.

[13] Daniel Guérin, Shakespeare et Gide en correctionnelle ?, Paris : Éditions du Scorpion, 1959.

[14] 4 vol., commencés dans les années soixante (Partir avec le jour…). Son journal en revanche ne dit, ne livre rien ; cf. Cocteau parlant de J. Green : quel dommage, ce journal de J. G. où il ne dit rien, où il se borne à ce genre de propos : « j’ai dîné chez X j’ai rencontré Y on a parlé de Z… »

[15] George Chauncey, Gay New York: Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890-1940, New York : Basic Books, 1994.

[16] Un jeune historien, Régis Revenin, livre sur l’homosexualité à la Belle Époque à Paris, en thèse avec P. Ory sur l’homosexualité fin xixe (Homosexualité et prostitution masculines à Paris (1870-1918), Paris : L’Harmattan, 2005); gros travail avec les archives, personne ne l’a fait ; le livre de Florence Tamagne (Histoire de l'homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris. 1919-1939, Paris : Seuil, 2000) ne porte pas sur ces questions (répression, police) mais plutôt sur les représentations.

[17] Voir l’article dans le présent numéro.

[18] Créée à Los Angeles en 1950.

[19] C’est dans cette revue que des Pavois et des Fers a été partiellement publié (voir l’article dans le présent numéro). Il est peu probable qu’Arcadie aurait accepté de le publier.

[20] Je raconte aussi cela dans la revue Triangulaire (numéro de 2006).

[21] F. Martel, le Rose et le noir, Paris : Seuil, 1996.

[22] Gerald Hervé, les Hérésies imaginaires, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1989.